Le café turc est plus qu’une boisson, il parle de douceur, d’amitié, d’hospitalité, de convivialité. Et surtout il nécessite du temps, c’est l’opposé du petit noir avalé en vitesse sur le zinc.
Dans la cuisine des Balkans, cette relique du monde ottoman disparu depuis plus d’un siècle constitue un fil d’Ariane dans tous les pays qui l’ont côtoyé. Même en Croatie, un
pays où on aime croire qu’on ne fait plus partie des Balkans, et qui n’a jamais appartenu à l’empire ottoman, on boit certes l’expresso italien dans les cafés, mais à la maison on prépare le café
turc.
Kava chez les Croates, kafa chez les Serbes et kahva chez les Bosniaques, le café turc, inscrit depuis 2013 au patrimoine immatériel de l’humanité, est au moins autant un rituel qu’une boisson.
On le sent, le hume et le respire. On le boit après l’avoir laissé reposer pour que le marc tombe bien au fond de la petite tasse dans laquelle on le sert. On le savoure en petites gorgées sans
toutefois le laisser refroidir. Et dans certaines maisons, par jeu, par goût aussi, on fait tourner le marc sur les parois de la tasse, puis on –en général la maîtresse de maison- lit dans ses
arabesques. Deux ailes signifient une lettre ou un message (il faut bien se moderniser), un cœur l’amour que tous recherchent et dont l’annonce déclenche des rires mêlés de gêne et de joie.
En règle générale, le rituel du café turc est une sorte d’introduction à ce qui va suivre, ce n’est qu’après l’avoir consommé qu’on passe au sujet de la rencontre qu’elle soit privée ou
professionnelle. En Serbie, où on l’offre dès qu’on a fait asseoir les invités, on propose en général après avoir fait le tour des questions d’intérêt commun un second café qui est lui le signal
que la réunion a assez duré et que les invités doivent reprendre leur route. Ce second café a même un nom, c’est le « sikter kafa ». Le mot vient du mot turc siktir qui signifie aller vous faire
voir (dit très grossièrement).
Dans la cuisine des Balkans, le café à la turque se prépare dans ce que les ex-Yougoslaves appellent dzezva (pronconcer djezva), un mot qui vient du turc cezve, un petit récipient à long
manche en cuivre, en laiton ou en fer (émaillé ou blanc). On mélange la poudre de café finement moulue avec de l’eau et du sucre (ou non selon le goût des convives que l’on interroge avant de
commencer la préparation quitte à en préparer deux différents si tout le monde le veut différemment) jusqu’avant ébullition. Bien fait, avec une poudre de qualité, ce mélange produit alors une
petite mousse appelée « kajmak » ou « kaymak » (prononcer kaïmak), le nom d’origine turque qu’on donne ordinairement à un produit laitier, très apprécié dans les Balkans, qui est une sorte de
crème de lait fermentée (qu’on ne mélange d’ailleurs jamais avec le café). Il se sert avec un verre d’eau et souvent une petite douceur ou une cuillerée de confiture, voire un morceau de
sucre.
Alors qu’en Grèce, le café à la turque était déjà depuis des décennies devenu un « café grec », pour les Yougoslaves de tous poils il était resté un « café turc » pendant toute la durée de la
Yougoslavie socialiste, à savoir jusqu’à l’éclatement du pays en 1991. Ce n’est qu’avec le conflit en Bosnie (1992-95) que cet élément essentiel de la cuisine des Balkans a changé de nom,
devenant bosniaque pour les Bosniaques musulmans et serbes chez les Serbes (en Bosnie comme en Serbie). Avec la fin de la guerre et l’apaisement des passions nationalistes, le nom a perdu cet
aspect politique. En Serbie ou chez les Serbes de Bosnie, on demande maintenant un café local ou un café de chez nous (domaca kafa), un peu comme la langue autrefois serbo-croate qui après être
devenue serbe, croate, bosniaque ou monténégrine s’est mutée en « notre langue (nas jezik).
Bonne dégustation !
Hélène Despic
Directrice de Nouvel Est