En France on les appelle les neoruraux. Ici en Géorgie, on dit d’eux tout simplement que ce sont des passionnés qui se sont installés à la terre après avoir fait de brillantes
études en ville. Cette terre, c’est souvent celle de leur père ou de leur grand-père, souvent celle où ils sont nés avant de plonger dans la capitale, une étape considérée à l’époque communiste
comme cruciale pour la promotion sociale de tout individu. Mais quelquefois c’est juste leur nouvelle demeure. Ils ne sont pas nécessairement jeunes, mais ils sont curieux et enthousiastes. Ana,
la fromagère quinquagénaire, et Micha, le vigneron trentenaire, ont en commun le désir de faire revivre les traditions ancestrales, voire de forger de nouveaux goûts, et loin d’être passéistes,
ils se font fort de marier terroir et nouvelles techniques de promotion et de vente.
Ana Mikadzé est celle qui s’est le moins éloigné de Tbilissi. Sa propriété se trouve à une trentaine de kilomètres de la capitale, sur la route qui va vers l’Azerbaïdjan. C’est là qu’elle a
construit il y a un an son usine de fabrication de fromage, un bâtiment moderne, avec ses mesures strictes d’hygiène, ses vastes cuves, et ses chambres de maturation où s’attardent de grosses
meules aux parfums entêtants. C’est là qu’elle nous invite pour un dîner au fromage qui ne se déroule pas dans l’usine mais dans la maison attenante, dans une grande salle à demi creusée dans le
sol, à l’ancienne. A l’origine, cette femme chaleureuse est philosophe et grande voyageuse, avec une passion prononcée pour l’ethnographie. C’est ce qui l’a poussé vers le fromage après une
carrière réussie dans l’internet qui lui avait valu le surnom d’Electronic Ana.
«Quand j’ai commencé, il y avait quatre sortes de fromage en vente en Géorgie. Mais quand j’ai fait le tour des villages, j’ai découvert plus de 60 recettes. Il y en avait même avec des
moisissures, comme le roquefort, mais ça, bien sûr, ça ne plaisait pas aux hygiénistes soviétiques». Forte de ces nouvelles connaissances, Ana a développé 40 variétés de fromage et ne rêve plus
que de transmettre son savoir. Pour réaliser son objectif, elle a vendu sa maison de Tbilissi et obtenu une aide de l’Etat. Et une des annexes de sa propriété deviendra une école professionnelle.
«Pour l’instant, je fais de l’éducation à de nouveaux goûts». Elle a déjà des débouchés: l‘hypermarché Goodwill qui a un rayon fromage développé ainsi que les hôtels qui reçoivent des étrangers
et une jeune clientèle branchée.
Micha Sirdava, lui, est revenu dans son village natal de Mukhuri, situé à 50km de Zougdidi, dans l’ouest du pays. Le couple de néoruraux, lui ancien journaliste de 37 ans, sa femme et leur bébé
de 9 mois vivent aujourd’hui dans la maison de son enfance avec sa mère et sa grand-mère. Les quatre générations qui vivent sous le même toit ont fait le pari du vin, un vrai défi dans une région
d’où il a disparu depuis plus d’une centaine d’années. Son objectif n’est pas seulement de faire du vin, il est de redonner vie aux cépages locaux. «Nos cépages ont été attaqués par le phylloxera
au XIXe siècle, et puis ignorés par les soviétiques qui ont privilégié les cépages les plus productifs au détriment des vignes du cru. L’économie vinicole soviétique était toute orientée vers la
quantité et non la qualité», explique Micha à ses visiteurs. C’est du passé depuis l’indépendance en 1991 mais c’est surtout la rupture Moscou-Tbilissi qui a suivi la révolution des roses en 2003
et l’embargo russe sur les vins géorgiens qui ont poussé les viticulteurs à s’orienter vers les marchés d’Europe occidentale plus exigeants en matière de qualité. Des aides ont alors été
accordées par l’Etat aux viticulteurs soucieux de diversifier la production.
Pour retrouver ces vieux cépages, Micha a d’abord planché dans les bibliothèques et découvert quelques plants…dans les pays baltes, malheureusement pas transportables. Lui aussi a fait le tour de
tous les villages environnants pour voir ce que les paysans cultivaient pour eux-mêmes. Cela lui a pris trois ans. Il a retrouvé deux cépages originaux, un rouge, le Koloshi, et un blanc, le
Chvitiruli . Il les produit depuis trois ans sous la marque Obene. « Les sommeliers disent que mon rouge a des tons de fleurs ». Sans pesticides, ni herbicides. «Avant, dans cette région on
faisait pousser le raison sous les arbres». Sa production, qu’il vinifie à l’ancienne sans séparer le jus des pépins et de l’enveloppe des raisins en les mettant dans des qvevri, (des jarres en
argile plantées en terre), reste confidentielle: quelques 120 litres de rouge et 100 litres de blanc, qu’on cueille très tardivement, lors des premières gelées.
Pas plus qu’Ana, Micha, qui s’est associé avec des hommes d’affaires locaux, ne rêve de devenir un grand producteur. «Mon idée est de développer les plants pour les distribuer aux viticulteurs
locaux afin qu’ils les replantent et que ces anciennes variétés se répandent».
Cette redécouverte des goûts anciens en Géorgie et cet afflux de néoruraux va de pair avec le développement du tourisme dans le pays, notamment le tourisme rural. L’an dernier le pays a accueilli
quelque 7 millions de touristes.
Hélène Despic (publié par libération.fr le 28 juin 2018)