Qui a déjà entendu parler d’Igor Savitsky? Ou du Karakalpakstan? A part vous et moi, peut-être personne. C’est dommage car le musée fondé au nord-ouest de l’Ouzbékistan par cet infatigable collectionneur dans cette région désertique est sans doute le plus improbable du monde.
On trouve au musée Savitsky un assemblage hétéroclite d’art local, recueilli par ce passionné qu’était Savitsky, artiste et électricien né à Kiev dans une famille d’intellectuels évacué en 1942 dans cette région, alors partie de l’Union soviétique, pour échapper aux bombardements de la Seconde guerre mondiale, et qui y retourna dans les années 50 avec une expédition archéologique pour enfin s’y installer dans les années 60 en créant ce musée d’abord consacré à l’art des nomades.. Mais on y trouve surtout une collection étonnante de tableaux et œuvres d’art moderne du début du XXe siècle sauvés par Savitsky (1915-1984), des mains de leurs auteurs ou de leurs descendants afin de les mettre à l’abri des censeurs soviétiques, obnubilés par l’idée que le réalisme socialiste devait être la seule manifestation de l’art prolétarien. Loin de Moscou, ils gênaient moins et Savitsky, fondateur du musée Savitsky en 1966, a pu les conserver et les exposer dans ce désert perdu car il avait de bonnes relations avec les autorités locales.
Parmi les artistes qu’on peut voir dans ce musée, pas de maîtres connus, pas de Malevitch, Rodchenko ou Tatline, mais une myriade de jeunes peintres d’avant-garde galvanisés par le souffle de la révolution russe qui leur avait fait croire que la création était enfin libérée. Avant de périr sous les coups de Staline.
Ce sont des milliers de pièces, cachées par les survivants dans des caves et greniers pendant des décennies, qui ont ainsi été rassemblées par ce collectionneur compulsif. Sont donc exposés les artistes qui n'ont pu fuir la terreur des années 1930: contraints d'arrêter de peindre, comme Ivan Koudriachov, ou disparus avec les vagues successives de répression à l'image de Lev Gualpérine, fusillé en 1938. Ces œuvres ne réapparurent qu’avec la perestroïka : en 1988, une première exposition fut présentée à Saint-Pétersbourg.
Parmi les œuvres les plus remarquées du musée Savitsky, on citera la préférée de Savitsky, le Taureau du biélorusse Vassily Lysenko, un artiste condamné en 1935 à 6 ans de travaux forcés puis réhabilité dans les années 50. Si ce travail, appelé « l’avancée du fascisme » a été considéré comme « antisoviétique », c’est, dit-on, à cause des yeux de l’animal, noirs et ronds « comme des canons de fusil ». A ne pas manquer non plus, la « cueillette du coton » d’Alexandre Volkov, le père de l’avant-garde ouzbèke, influencé par le cubisme et le futurisme, dont certaines œuvres se vendent aujourd’hui à des prix dépassant le million de dollars.
Mais si l’avant-garde soviétique constitue la perle de ce musée du désert, il faut également consacrer une partie de son temps de visite aux objets d’exposition de l’art nomade (broderies, tapis, bijoux, etc..), qui couvrent une période de 4.000 ans d’histoire.
Hélène Despic